Retrouvez ici un extrait de mon premier roman: ''Mémoires d'un Étranger sans Pays : L'EXIL''
Par une belle journée ensoleillée de l’été 1962, nous grimpâmes lentement la passerelle menant au pont du bateau de la compagnie Esperia. Mon grand-père Ohannes ouvrait la marche, suivi de ma grand-mère qui ahanait péniblement à chaque pas. De forte corpulence, elle souffrait effroyablement de la chaleur torride qui enveloppait la ville portuaire d’Alexandrie. Huit enfants et une fausse couche avaient fini par affaiblir grandement cette solide femme habituée aux durs labeurs.
Ma mère, Alice, la fille aînée d’Ohannes et Adèle, fermait la marche, m’agrippant fermement par la main dans l’espoir de freiner mes ardeurs d’aventurier. Curieux, enthousiaste, je ne pouvais m’empêcher de partir à la découverte de l’inconnu, inconscient du danger qui me guettait et réussissant inexorablement à me retrouver dans des situations à la fois loufoques et dangereuses.
- Guédo, Têta, attendez-nous! criai-je à tue-tête, tentant de me défaire de la poigne de ma mère. Je trépignai d’impatience de prendre la poudre d’escampette et d’atteindre le pont avant mon grand-père.
- Doucement mon garçon, me répondit grand-mère Adèle, essoufflée, le visage cramoisi.
Refusant de prendre la main de ma mère, je finis par rejoindre mon grand-père sur le pont. Fier de mon exploit, je me retournai et criai à tue-tête :
- Yallah Têta! Yallah Mama! [1] Dépêchez-vous, le bateau va partir sans nous!
Une demi-heure plus tard, nous atteignîmes tant bien que mal notre cabine. Située au premier étage, elle était déjà occupée par plusieurs passagers. Une odeur de moisi, mêlée à la puanteur humaine et à la chaleur accablante, rendait l’air irrespirable. Mon grand-père choisit un coin isolé au fond du dortoir, y déposa son bagage à main et fit signe à ma mère et à Têta de nous y rejoindre.
- Reposez-vous ici, dit-il à sa femme et à sa fille. Je vais m’assurer que nos bagages ont bel et bien été transportés sur le bateau. J’amène le petit avec moi.
Soulagé de ne pas avoir à supporter plus longtemps l’atmosphère suffocante de notre cabine, je me dépêchai de suivre Guédo [2] à l’extérieur.
Un son de sirène strident me déchira les tympans, suivi d’une légère secousse qui me fit presque perdre l’équilibre. Mon grand-père m’agrippa solidement par le collet et m’ordonna de presser le pas. Nous montâmes jusqu’au pont d’où, accoudés à la balustrade, nous observâmes, avec émerveillement, la rive s’éloigner lentement. Notre voyage vers le Liban, la terre promise, avait commencé.
Un vendeur ambulant nous aborda. Grand-père commanda un café turc noir, épais et amer, et pour moi, un jus d’orange. Nous nous installâmes sur un banc de fortune, en bois, et contemplâmes, silencieux, l’horizon lointain.
- Guédo, est-ce que c’est loin le Liban? demandai-je. Combien de temps resterons-nous? Quand reviendrons-nous à Alexandrie?
Mon grand-père me lança un regard furtif puis observa un court silence. Il fixa de nouveau l’horizon bleu et répondit d’une voix remplie d’émotion :
- Nous y serons demain matin, Inch’Allah [3]. Ta mère et toi allez recommencer une nouvelle vie à Beyrouth. Vous ne pourrez plus, hélas, revenir en Égypte…
[1] Allez grand-mère! Allez maman!
[2] Grand-père.
[3] Si Dieu le veut.
Voici un extrait de mon roman ''Le Scaphandre du Pouvoir'', deuxième de la trilogie des ''Mémoires d'un Étranger sans Pays''
Johnny fit des adieux émouvants à sa famille. Sa mère l’embrassa en pleurant à chaudes larmes. Son père le serra dans ses bras en lui transmettant ses dernières recommandations. Ses frères et sa sœur lui souhaitèrent bonne chance. Portant son sac en bandoulière, représentant son seul bagage et contenant quelques vêtements de rechange, Johnny pria dans son for intérieur pour que son ami Ronny ne soit pas en retard.
Ronny arriva en trombe dans un nuage de poussière, klaxon et crissements de pneus. Il freina brutalement, descendit de la voiture en claquant la porte et se dirigea vers Johnny qui l’attendait à l’extérieur. Il salua parents, amis et quelques voisins qui s’étaient agglutinés autour de la maison familiale. Les cheveux coupés courts au ras du crâne, en tenue paramilitaire, l’éternel pistolet bien visible à la ceinture, Ronny n’avait rien perdu de son air menaçant.
Sur le chemin vers le port de Beyrouth, Johnny était songeur, se demandant si son faux document pourrait l’amener jusqu’aux portes de Montréal. Il était certain que la traversée de la Méditerranée jusqu’à Chypre se déroulerait sans histoires. Les autorités chypriotes étaient connues pour leur laxisme. Son voyage par avion jusqu’à Paris ne devrait pas l’inquiéter non plus. Les choses devraient royalement se compliquer lors de son embarquement dans l’avion qui le conduirait à Montréal, sa destination finale. Il fut interrompu dans ses pensées par la voix de Ronny.
- À quoi penses-tu ? À Hoda ? Chou habibi, radaata yé ?1 ironisa Ronny, hilare.
Johnny esquissa un sourire embarrassé, mais ne releva pas, évitant de tomber dans la grivoiserie de son ami. Son escapade amoureuse avec Hoda la veille était déjà un lointain souvenir.
- Puisque tu quittes le pays, as-tu des objections à ce que je la courtise ? Elle est vachement bandante ! ricana Ronny, d’un ton salace.
Johnny haussa les épaules d’indifférence. Il était de notoriété publique que Hoda avait la cuisse légère et Ronny le pénis vagabond. Les deux allaient certainement s’entendre comme larrons en foire.
- Même si je refuse, tu feras quand même à ta tête. Alors, bonne chance, lança Johnny.
Ronny s’esclaffa. Il poussa un rugissement tonitruant et gratifia son ami d’une grande tape sur l’épaule qui le fit gémir de douleur. Johnny faillit se heurter la tête sur la vitre de l’auto. Il jeta un regard furieux à son ami, mais ne pipa mot, se mordant les lèvres de frustration. Ronny était un être imprévisible, un zigoto qu’il fallait éviter de contrarier coûte que coûte.
Le reste du trajet se déroula sans que les deux amis échangeassent un traître mot. Ronny inséra une cassette de Fayrouz, la célèbre chanteuse libanaise à la voix d’or, et mit le son au maximum. Les deux compères se contentèrent d’écouter le lecteur de cassette égrener une litanie de chansons d’amour, empreintes d’une grande tristesse et qui plongèrent Johnny dans un grand désarroi. Pris d’une panique viscérale, il faillit demander à son ami de faire demi-tour. Soudain, il avait peur d’échouer, peur de se retrouver dans un pays inconnu, peur de parler une langue qu’il connaissait mal. Il pensa à Faten, sa professeur de français au secondaire et regretta amèrement de n’avoir pas fait plus d’efforts pour apprendre la langue de Molière. Il mit la main dans la poche de son veston et serra le faux document d’immigration. C’était sa seule chance de survie, sa planche de salut. Le contact le réconforta. Il reprit du poil de la bête, prit une grande inspiration et soupira: -Inch’Allah kheir ! 2
Arrivé à destination, Johnny s’extirpa de sa torpeur, descendit de l’auto, fit ses adieux à son ami et prenant son courage et ses bagages à deux mains, se dirigea d’un pas décidé vers l’embarcation chypriote.
Il demeura sur le pont pour jeter un dernier regard sur Beyrouth. Tout n’était que ruines. Le soleil venait de disparaître, noyé dans l’océan, rouge de sang. L’obscurité tomba brutalement, engloutissant le capharnaüm dans une atmosphère lugubre. Quelques faisceaux de lumières scintillaient faiblement à l’horizon, vaine tentative de donner à la capitale un brin d’espoir. Les canons et les kalachnikovs s’étaient tus, plongeant la ville dans un calme éphémère, maigre répit pour la population, ensevelie sous les décombres d’une guerre sans fin.
Le bateau s’ébranla et s’éloigna lentement du port de Beyrouth.
Le long périple de Johnny ne faisait que commencer.
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(1) Alors mon cher, tu lui as donné le biberon?
(2) À la grâce de Dieu!